Des
journalistes, des ONG, des citoyens, bref un peu tout le monde s’est alors mis
à creuser pour de l’information. Ce qu’on a découvert avait de quoi inquiéter
la société et, surtout, fragiliser et inquiéter la pacification du monde :
«Blackwater» n’était en fait qu’une goutte dans un océan, celui des entreprises militaires et de
sécurité privées (EMSP). Un océan qui inondait de plus en plus les terres
opérationnelles et traditionnellement étatiques.
C’est à partir de la fin de
la Guerre Froide que les EMPS commencent tranquillement à se développer. Longue
histoire courte : les États réduisent leurs dépenses et leur personnel militaires[1],
et donc développent moins d’expertise et de technologies. Ce facteur, combiné à
l’apparition de conflits non plus dans les pays développés, mais en
développement, réduit le flux international de forces armées traditionnelles.
Cela incite donc les pays à faire appel au secteur privé militairement, animé
par des anciens membres de l’armée[2].
Des exemples : les États-Unis qui contractent l’EMP américaine «Brown
& Root Services» lors du conflit au Kosovo en 1999[3],
et contractent, via un programme d’aide humanitaire pour la Colombie en 1998, de nombreuses entreprises militaires[4].
Autre exemple : le gouvernement Mobutu de la République démocratique du
Congo qui tente de recruter la sud-africaine «Executive Outcomes» dans le
milieu des années 90[5].
À l’époque, ces entreprises
privées étaient cependant peu nombreuses et ne fournissaient que du support
logistique. Or, ces dernières années, avec l’apparition de la guerre contre le
terrorisme et l’expansion du secteur privé, les EMSP se sont progressivement
déployées dans les pays en développement à une fréquence et avec une diversité
exponentielles. Si bien qu’en Afghanistan, mi-2011, «près de 60% du personnel
engagé par les États-Unis était employé par une EMSP»[6].
Si bien que maintenant les EMSP sont utilisées par une panoplie d’acteurs, non
plus seulement publics mais privés, en partant des ONG jusqu’à, oui, l’ONU[7].
Et elles sont maintenant
utilisées à toutes les sauces : conseils et formations aux forces
militaires locales, fourniture d’armes et autres technologies militaires, détention
de prisonniers, interrogatoires, utilisation d’armes plus complexes… et même
parfois, comme dans le cas «Blackwater», la participation aux combats.
Parallèlement, revenons un
instant au cas spécifique des États-Unis. Comme on le sait, le pays s’est
énormément investi en Afghanistan et en Irak, notamment via son agence
gouvernementale USAID. En 2005 par exemple, l’Irak était de loin le plus
important récipiendaire d’aide publique au développement (APD), dépassant de
plus de 15 milliards de dollars le Nigeria, deuxième. L’Afghanistan était
troisième. Ce n’est un secret pour personne, les tangentes militaires et «en
matière de sécurité» animaient la majorité des interventions américaines dans
ces deux pays.
Également, les programmes
d’aide internationale des États-Unis totalisaient, en 2009, quelque 45 milliards
de dollars, dont 11 milliards consacrés à l’aide militaire[8]. Le cas de l’Irak – tout
comme celui de l’Afghanistan – est sans équivoque : quelques mois après le
début de l’«Opération Iraqi Freedom», en mars 2003, le nombre d’employés d’EMSP
sur place en Irak dépassait déjà la capacité de combat des pays de la coalition
(États-Unis et Royaume-Uni)[9].
Les gouvernements américains et anglais sont donc devenus totalement dépendants
des EMSP, devenues elles «indispensables à l’atteinte des objectifs militaires
et politiques de la guerre»[10].
Source: Congressional Budget Office(2007) |
D’un côté, malgré la difficulté
d’obtenir des détails concernant les contrats entre les EMSP et les
gouvernements, il était estimé en 2010 que, des 18,6 milliards de dollars
investis par les États-Unis uniquement pour la reconstruction de l'Irak, 10% l’avaient été envers des services de
sécurité, qui remplissent de plus en plus des rôles militaires[11].
De l’autre, l’aide militaire du Royaume-Uni en Irak a permis, en 2004, de
multiplier par 500% le revenu annuel des EMP anglaises[12]!
D’autres statistiques qui
démontrent ce boom des entreprises privées militaires grâce à l’Afghanistan et
l’Irak, grâce à l’aide internationale apportée : des 177 milliards de
dollars investis depuis 2001 par les États-Unis dans le recrutement d’EMSP en
zone de guerre (!), 7 milliards l’ont été par USAID[13].
Ainsi, elles se retrouveraient en 2012 – avec 177 milliards de dollars et
uniquement grâce aux années 2001 à 2010 – au 51e rang des PIB du
monde, loin devant ceux de l’Irak et de l’Afghanistan réunis! Le 7 milliards lui de l’USAID pointerait tout
de même à la 138e position.
Au-delà des profits que ces
entreprises américaines et anglaises – et de plus en plus internationalisées et
localisées – encaissent grâce à l’assistance apportée en zone de conflit, elles
soulèvent d’importants questionnements au sujet de leur position légale,
éthique, au niveau du droit international humanitaire, bref, au sujet de leur
régulation – et donc la légitimité de leurs actions.
D’une part, elles remettent
en cause la souveraineté et l’autorité des États, ainsi que leur monopole sur l’utilisation
de la force[14]. Ce
qui peut s’avérer extrêmement dangereux en situation de conflit, où l’État
risque de ne plus contrôler – ni même influencer – son déroulement et son règlement;
la guerre et la paix risque donc d’être une affaire d’entreprises privées, en
coalition ou en compétition. On a d’ailleurs déjà connu les conséquences d’un
tel danger, quand en 2004 des anciens employés de l’entreprise militaire
«Executive Outcomes» ont tenté un coup d’état en Guinée Équitoriale[15].
D’une autre part, non
seulement les EMSP encaissent des millions de dollars de profits grâce à l’aide
internationale et mettent en péril la position de l’État, mais elles ne sont souvent
pas imputables de leurs actions moralement et humainement répréhensibles, qui
portent atteinte aux droits et libertés des populations locales.
La
torture, la participation à des combats, la détention arbitraire, les raids
clandestins, toutes ces pratiques ne respectent pas le droit international
humanitaire et nuisent au bien-être social de la population locale. «Blackwater»
demeure sans aucun doute le cas emblématique[18],
qui ne laisse rien présager de bon pour la paix et la sécurité des citoyens du
monde.
Ce
non-respect de certains critères universels est par ailleurs facilité par la
confidentialité et l’ambiguïté des contrats entre les EMSP et les États qui les
recrutent, ainsi que la liberté d’action militaire – jusqu’à tout récemment
pour les États-Unis[19]
– qu’ils leur accordent[20].
Les
entreprises militaires et de sécurité privées nous confrontent donc à l’un des
enjeux les plus importants de notre temps, celui de l’entreprise privée –
surtout américaine et anglaise – qui s’intègre rapidement dans un domaine
traditionnellement géré par l’État, un domaine des plus fragiles, des plus
sensibles, en d’autres mots la défense et l’assistance militaire en zone de
conflit.
Dans
un monde ultramondialisé, ultraprivatisé, ultrasécurisé, ultratechnologique et
spécialisé, cette expansion du marché militaire – qui peut lui-même tracer ou
effacer la fine ligne entre guerre et paix – ne semble préparer qu’à une suite
logique : l’exacerbation et la complexification des conflits mondiaux :
«The involvment of private companies in
the prosecution of armed conflict creates a class of corporations with a direct
vested interest in the perpetuation of such conflicts».[21]
Charles-Éric Lavery
Charles-Éric Lavery
[1] «Le gouvernement irakien accuse Blackwater d’avoir «délibérément»
tué 17 civils», par Le Monde & AFP, 2007 (8 octobre), disponible à l’adresse
suivante : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2007/10/08/bagdad-accuse-blackwater-d-avoir-deliberement-tue-17-civils_964087_3218.html
(dernière consultation le 27 mars 2013).
[2] Uesseler, Rolf. 2008. «Servants of war: Private military corporations
and the profit of conflict». New York: Soft Skull Press, p.160.
[3] «The private military services industry», par Sam Perlo-Freeman
& Elisabeth Sköns, 2008, disponible à l’adresse suivante: http://books.sipri.org/files/insight/SIPRIInsight0801.pdf (dernière consultation le 27 mars 2013).
[5] Singer, Peter Warren. 2008. «Corporate warriors: The rise of the
privatized military industry». New York: Cornell University Press, p. 12,
144-145.
[6] Uesseler, Rolf. 2008. «Servants of war: Private military corporations
and the profit of conflict». New York: Soft Skull Press, p.151.
[8] «Sociétés militaires privées : un défi à la souveraineté», par
Le Monde, 2011, disponible à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/07/18/societes-militaires-privees-un-defi-a-la-souverainete_1550024_3232.html
(dernière consultation le 27 mars 2013).
[9] «The Privatization of War: Mercenaries, Private Military and
Security Companies (PMSC)», par Jose L. Gomez del Prado (Global Research),
disponible à l’adresse suivante: http://www.globalresearch.ca/the-privatization-of-war-mercenaries-private-military-and-security-companies-pmsc/21826 (dernière consultation le 27 mars 2013)
[10] « U.S. Foreign Economic and
Military Aid Programs: 1980-2009»,
par le U.S. Census Bureau, 2012, disponible à l’adresse suivante: http://www.census.gov/compendia/statab/cats/foreign_commerce_aid/foreign_aid.html
(dernière consultation le 27 mars 2013).
Transforming
Military Logistics». New York: Routledge, p. 34.
[13] Engbrecht, Shawn. 2011. «America’s covert warriors: Inside the world of
private military corporations». Washington: Potomac Books Inc., p. 5.
[15] «Neoliberalism and the rise of the private military industry», par Aaron
Ettinger, 2011, disponible à l’adresse suivante: http://www.cpsa-acsp.ca/papers-2011/ettinger.pdf
(dernière consultation le 27 mars 2013).
[16] «Peaceful Warriors : Private military security companies and the
quest for stable societies», par Don Mayer, 2008, disponible à l’adresse
suivante: http://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10551-010-0400-x?LI=true
(dernière consultation le 27 mars 2013).
[17] Singer, Peter Warren. 2008. «Corporate warriors: The rise of the
privatized military industry». New York: Cornell University Press, p. 16.
[18] «La face obscure de Blackwater», par http://www.lapresse.ca/international/etats-unis/200908/13/01-892448-la-face-obscure-de-blackwater.php
[19] «Academi/Blackwater charged and enters deferred prosecution
agreement», par FBI, 2012 (7 août), disponible à l’adresse suivante: http://www.fbi.gov/charlotte/press-releases/2012/academi-blackwater-charged-and-enters-deferred-prosecution-agreement (dernière consultation le 27 mars 2012)
[20] «The private military services industry», par Sam Perlo-Freeman
& Elisabeth Sköns, 2008, disponible à l’adresse suivante: http://books.sipri.org/files/insight/SIPRIInsight0801.pdf (dernière consultation le 27 mars 2013).
[21] Idem.
Le sujet concernant les EMSP est très intéressant. Les EMSP posent (ou peuvent poser) en effet en des problèmes d’ordre éthique mais aussi juridique entre autres. Pourtant je considère personnellement que leurs services sont désormais nécessaires et même indispensables aux États et à leurs actions partout dans le monde.
RépondreEffacerComme le dit Charles-Eric, leur développement date de la fin de la guerre froide donc bien avant l’Irak et l’Afghanistan. Les sommes engagées par les États sont très importantes et cela peut effectivement choquer dans le sens où si elles étaient engagées dans les projets de développement, par exemple, les résultats auraient plus profité aux populations marginalisées.
Mais pourtant leur existence et leurs activités ne relèvent pas seulement de l’existence d’opportunités d’affaires mais aussi d’un réel besoin de la part des États. Les changements économiques et sociaux que la société occidentale a connus ces dernières années ont changé la façon de voir les conflits. Il est vrai que les États réduisent la taille de leurs armées mais les conséquences de ces actions favorisent les EMSP. Réduire la taille des armées ne signifie pas céder la suprématie militaire. Les États misent alors sur la recherche en armement pour compenser la démobilisation humaine. Ainsi certaines ESMP participent à la recherche sans s’engager sur le terrain. Mais des EMSP sont aussi présentes sur les terrains.
Les États sont donc sous une double contrainte : une contrainte financière et une contrainte de résultat que le peuple ne sacrifierait pour rien. En effet je vois mal les américains se satisfaire d’un manque d’effectif pour justifier une défaite militaire…
De plus, la conjoncture économique actuelle ne permet plus les États Providences. En démobilisant des militaires, les États veulent promouvoir un environnement économique qui faciliterait leur intégration aux frais du secteur privé. Mais toutefois, comme l’affirme le rapport de l’IHEDN :
« Nécessité ne fait pas loi : on ne peut parler du caractère « indispensable » pour l’Etat de recourir aux EMSP, qu’à la condition que ce recours soit compatible, d’une part, avec ce qui constitue l’un des fondements philosophiques et juridiques de l’Etat, la souveraineté dont il est dépositaire, et, d’autre part, avec les missions de souveraineté que l’Etat doit exercer en propre, qualifiées de « régaliennes » (…) »
La question sur les EMSP se résume donc à un respect des droits humanitaires et autres par ces entreprises. La Déclaration de Montreux signée par 17 États montre la volonté des nations (dont celles qui font appel aux EMSP) à réguler ces entreprises. Les recommandations de la Croix-Rouge Internationale tournent autour d’un point central : la nécessité pour ces EMSP de former leurs employés aux droits humanitaires.
Le fait que les instances mondiales ne condamnent pas ces sociétés signifie que les États ne peuvent plus se passer des services des EMSP. Les États ont donc accepté de changer leur définition des fonctions régaliennes pour s’adapter à la nouvelle situation mondiale.
De ce fait je pense que les EMSP sont tout à fait légitimes et légales car elles servent d’abord les États. Leur régulation et leur contrôle constituent sans doute la prochaine étape du partenariat qui ferait qu’elles soient plus responsables.
Dans un contexte plus général, ces sociétés peuvent même devenir des partenaires fiables pour le développement si elles sont bien surveillées et régulées. La tendance est actuellement dans le partenariat public-privé et le renier suite à des incidents sporadiques pourrait coûter très cher.
Mandresy
Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale , Les « Entreprises Militaires et de Sécurité Privée » : outil indispensable ou abandon par l’Etat de ses prérogatives de souveraineté ?, 2010
http://www.icrc.org/fre/resources/documents/faq/pmsc-faq-150908.htm
http://www.eda.admin.ch/eda/fr/home/topics/intla/humlaw/pse.html
Mon cher Mandresy, quelle réponse!
EffacerJe crois en effet comme toi que le grand problème se situe au niveau du droit international, à leur respect par les différentes EMSP intervenant dans les pays en développement. Par contre, tel que nous en avons discuté plus tôt de façon plus informelle, je doute que la solution réside dans la formation au droit humanitaire. Certes, tu me diras, c'est un pas en avant. Par contre, quand j'observe les différentes polémiques qui ont entouré les EMSP, notamment «Blackwater» et ses activités douteuses en Irak, et quand je regarde des vidéos YouTube filmant certaines EMSP dans le feu de l'action, je ne suis pas convaincu qu'une sensibilisation au droit humanitaire, ou quelconque renforcement à ce niveau, change quoique ce soit. Selon moi, des limites très strictes et très claires doivent être imposées aux EMSP, afin également d'assurer la souveraineté de l'État dans la protection de son territoire et dans un certain contrôle sur les activités militaires et, surtout, son monopole de la violence physique légitime, tel qu'anciennement développé par Weber (1). De là donc découle toute la complexité d'une régulation d'entreprises PRIVÉES qui touchent pourtant à des éléments sensibles, fragiles, du monde, la formation militaire, la fourniture d'armes, et même la participation à des combats, activités qui jusqu'à maintenant, ou du moins jusqu'à l'apparition des EMSP durant la Guerre Froide, n'avaient jamais été assumées par des entreprises privées répertoriées.
Ainsi, le monde est brisé entre deux pôles : celui de la nécessité des EMSP dans le monde d'aujourd'hui vu la diminution importante des forces militaires mais la poursuite et la complexification technologique, stratégique et géopolitique des conflits du monde, impliquant également un tout nouveau réseau d'acteurs. Ce pôle est également partagé par la sécurisation intensive du monde, avec la nouvelle guerre contre le terrorisme, où soudainement la peur impose la sécurité, qui impose plus de peur, qui impose plus de sécurité, plus souvent et dans plus d'endroits. Soudainement, les EMSP deviennent indispensables, du moins en apparence.
L'autre pôle, c'est l'obligation de les réguler et les surveiller, tout en sachant que nous en avons énormément besoin et tout en sachant que leurs activités frôlent souvent l'immoral, dépassent des limites qu'on ne devrait pas dépasser.
CE