Entrevue avec Sophie Brière: entre «aide liée» et «détachement»



Une entrevue a été réalisée le mercredi 27 Mars 2013 avec Madame Sophie Brière afin de recueillir ses propos face à la citation suivante : « Lorsque l’aide internationale profite d’abord aux entreprises locales des pays donateurs ».

Source: http://www.lapresse.ca/le-soleil/actualites/societe/201210/16/01-4584002-sophie-briere-pour-une-professionnalisation-du-travail-a-linternational.php
Sophie Brière est professeure à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval et directrice du programme de maîtrise en gestion du développement international et de l’action humanitaire. Elle détient depuis 2010 un post-doctorat à l’École de développement international et de mondialisation, de l’Université d’Ottawa. Elle est de plus une doctorante en théories des organisations et management public de l’École nationale d’administration publique[1].

L’utilisation de l’aide internationale comme outil politique à des fins de développement économique


Le principe de l’aide liée

La première réaction de Madame Brière au sujet du fait que l’aide internationale profiterait d’abord aux entreprises locales est de considérer que certains voient l’aide comme un moyen de faire du développement économique dans leur pays afin d’en tirer profit. À ce sujet elle évoque le principe  « d’aide liée » et s’exprime en disant « cela veut dire qu’on a un projet qui va avoir lieu dans un pays en développement mais il y a une partie de cette aide qui est liée au pays qui donne donc qui doit profiter aux entreprises et organisations »[2].

Elle insiste sur l’inefficacité de ce type d’aide qui est trop politisée selon elle car trop orientée en fonction des intérêts politiques et économiques. Par conséquent, elle constate que ce ne sont pas toujours les pays qui ont le plus besoin de l’aide qui seront ciblés.


Enfin, elle ajoute que ce principe est dû au fait que les agences gouvernementales, telles que l’Agence canadienne de développement international (ACDI) par exemple, reçoivent des fonds du gouvernement de leur pays. De ce fait, ce sont ces mêmes gouvernements qui, motivés par des raisons politiques, imposent à ces agences leurs décisions en matière d’aide au développement.


Ces propos permettent de constater que l’aide internationale est au service du développement économique du pays donateur, contribuant ainsi à stimuler son secteur économique. Au final, il s’agit d’une aide qui va dans les deux directions. Cela s’explique par le fait que, d’une part, des besoins sont comblés dans les pays qui reçoivent de l’aide ; d’autre part, le secteur économique du pays aidant en tire profit, que ce soit par l’achat de matériels, l’embauche de personnels supplémentaires etc. En d’autres termes, les pays donateurs offrent leur aide tout en exploitant leurs propres ressources. En définitive, le mécanisme selon lequel cette aide est apportée fonctionne de telle sorte qu’il n’y ait pas de perte totale de fonds pour le pays aidant et que l’aide soit rentable.


Par conséquent, la forme que prennent les projets de développement dépend des décisions politiques qui sont prises, laissant ainsi une faible marge de manœuvre aux agences gouvernementales. Ces dernières sont donc moins libres quant à l’orientation de leurs objectifs et projets tel qu’elles le souhaiteraient réellement.


L’aide liée vs le détachement
Sophie Brière explique par ailleurs que les agences gouvernementales de certains pays tels que le Canada les États-Unis, ou encore la France, ont plus tendance à lier leur aide à la vision politique de leur État, tandis que d’autres le font moins. Elle évoque cependant les pays scandinaves notamment la Suède et le Royaume-Uni dont les agences ont fait le choix de « délier leur aide ». Il s’agit des agences telles que DFID (Department for International Développement) et SIDA (Swedish International Development Cooperation Agency). Ces dernières disposent d’une autonomie plus large ce qui se répercute sur la qualité de leur aide qui tend à être moins politisée. Mme Brière s’exprime à ce propos en disant qu'«au Canada on oriente l'aide en fonction des priorités politiques, alors que quand il y a un détachement, on va orienter l'aide en fonction des besoins des populations » [3]. MMe Brière ajoute que cela ne veut pas dire que l’aide n’est pas bonne; cependant, en procédant ainsi, on y introduit un biais au niveau du développement.

On comprend par là qu’une aide déliée est plus adaptée et ciblée sur les besoins des populations qui reçoivent l’aide. Par ailleurs, lorsque l’aide est liée les objectifs peuvent être multiples et incompatibles. Cela s’expliquer car d’un côté il y a l’objectif économique à atteindre puis de l’autre l’objectif à caractère social.


Les inconvénients de lier l’aide internationale aux intérêts économiques des pays aidant
Au sujet des inconvénients du principe de l’aide liée, Madame Brière souligne le fait que « si on utilise l’aide comme un outil politique ce n’est pas nécessairement ce qui répond aux besoins des populations, il n’y a pas forcément une perspective de continuité»[3]. Elle illustre ses propos avec un exemple afin de faciliter la compréhension quant à la logique derrière ce mécanisme.

Elle explique que lorsque les ordinateurs sont arrivés sur le marché, le Canada en a envoyé à l’étranger dans le cadre de l’aide internationale. Lorsque ces derniers se sont abîmés il n’y avait pas de pièces disponibles sur les lieux pour effectuer les réparations ; par conséquent, les appareils n’étaient plus réutilisables, mettant ainsi en péril la durabilité – et donc la pertinence – du projet.  Comment expliquer un tel échec ? Eh bien, le but premier du projet était d’alimenter l’économie canadienne par l’achat d’ordinateurs au Canada. Selon les propos de Mme Brière, il aurait plutôt fallu acheter les ordinateurs sur place afin que le processus de réparation puisse se faire par des réparateurs locaux, et donc que la durabilité du projet soit préservée.


Cet événement  attire l’attention sur le fait qu’il est important et nécessaire que l’aide internationale se défasse des gouvernements. En partant de ce principe, cela procure aux projets d’aide internationale un gain en termes de qualité, d’efficience, d’efficacité, bref de performance.


L’exemple des ordinateurs illustre parfaitement les propos évoqués plus haut sur les difficultés d’atteindre les objectifs d’un projet d’aide internationale. En effet, ces derniers doivent aussi permettre l’atteinte de l’objectif économique du pays aidant. Le problème en général se pose principalement en termes de durabilité. De tels projets d’aide contribuent à répondre à des besoins certes, mais seulement sur le court terme.


Solutions pour la durabilité et réactions de Sophie Brière


Solutions

Selon Sophie Brière, une aide internationale qui ne prioriserait pas l’intérêt des entreprises des pays donateurs passe par une approche où l’aide serait « déliée », ce qui permettrait au projet de s’inscrire dans une perspective de durabilité. Aussi cela ferait en sorte que l’on ne se dirige plus vers un pays pour lui apporter de l’aide dans une perspective d’offrir un contrat à une entreprise  du pays donateur.

Elle insiste beaucoup sur une nouvelle tendance qui vise à prioriser les ressources locales, à savoir celles du pays vers qui l’aide est acheminée. Il s’agirait entre autres d’employer les experts locaux en ce sens que leur réponse serait plus adaptée aux besoins du pays.


Le principe de l’aide liée à son sens génère des limites car plus l’aide est déliée plus on travaille avec les ressources locales : « En termes de durabilité et d’adaptation  aux besoins du terrain on a beaucoup plus de chance que cela fonctionne si on travaille avec des gens de la place que si on amène deux québécois pendant deux semaines»[4]. Mme Brière ajoute que selon cette logique, l’aide internationale viendrait en support, ce qui permettrait au pays qui reçoit l’aide d’avoir un peu plus de contrôle sur la forme que prend cette aide lors de sa mise en œuvre.


En ce sens il semble préférable de tirer profit au maximum des ressources locales disponibles sur place. Il s’agit là des ressources humaines et matérielles. De ce fait le recours à des ressources externes doit avoir lieu dans le cas uniquement où celles qui sont nécessaires ne sont pas disponibles sur place. L’efficacité de cette approche réside dans le fait que le personnel local a une meilleure connaissance de ce qui peut répondre au mieux aux besoins locaux quels qu’ils soient.


Réaction personnelle et conclusion

Enfin pour en revenir précisément au fait que l’aide internationale profiterait d’abord aux entreprises locales, à ce sujet Madame Brière pour terminer considère que, à première vue il ne faut pas penser que c’est un fait qui est absolument épouvantable car il est certain que cela aide les personnes des pays en développement.

En regard des divers points qui viennent d’être soulignés le fait de considérer qu’un projet d’aide internationale qui est réalisé selon le principe « d’aide liée » aide les populations en besoin, peut se discuter. En effet à partir du moment où un projet d’aide internationale n’est pas adapté aux besoins et que la durabilité est compromise pour les raisons que nous savons,  sur le long terme le but même du projet d’aide ne peut être atteint. On peut par ailleurs se demander si au contraire ce ne sont pas plutôt les pays en voie de développement qui aident les pays développés à stimuler leur économie donc à atteindre leurs objectifs dans ce secteur. 

Marly





[1] «Sophie Brière – Département de Management», par Université Laval, 2011, disponible à l’adresse suivante : http://www4.fsa.ulaval.ca/cms/site/fsa/page7952.html (dernière consultation le 27 mars 2013)
[2] Sophie Brière, entrevue personnelle avec la directrice de programme, 2013.  
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Idem.

6 commentaires:

  1. Qu'on soit dans le domaine du macro (international) ou du micro (local), il semble que certaines spécificités de l'aide internationale ne changent pas. Un article dans le Courrier international du 28 mars au 3 avril 2013 traite de la manipulation des groupes locaux, ici des groupes musicaux, de la part des ONGs. Ainsi, des ONGs appuient certains groupes de musique, mais ceux-ci doivent composer des chansons sur les activités des ONGs (ex. lutte contre le choléra), soit des enjeux leur étant cher. Cela me paraît comme une aide quelque peu liée et peu durable. Au même titre que l'aide bilatérale ou mulilatérale ne permet pas l'émergence des pays en développement, l'aide des ONGs aux groupes musicaux ne permet pas une fois de plus leur émergence sur la scène musicale puisque ces derniers deviennent en partie des marionnettes. Encore une fois, l'efficacité de l'aide dépend de la manière dont elle est acheminée et de la relation qui lie les deux parties.

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    1. Le point que tu apportes là est très intéressant car tu nous amènes dans un univers quelque peu différent. De ce fait je te remercie de m’exposer un autre cas où l’aide liée peut être employée.

      Il est évident que dans ce cas les ONGs auxquelles tu fais allusion apportent un appui conditionnel. D’un autre côté il ne faut pas oublier que ces ONGs en faisant cela servent une cause qui est à mon sens plus noble. Si je me fie au cas que tu viens de soulever, il s’agit d’une forme d’aide liée qui est profitable cette fois aux pays pauvres et qui va en leur faveur. Si je comprends bien ton point il me semble que tu veuilles attirer mon attention sur le fait que les ONGs en question profiteraient des groupes musicaux locaux (ceci dit tu n’apportes pas de précision quant au fait de savoir s’il s’agit de groupes locaux des pays donateurs ou bénéficiaires). Quand bien même c’est le cas, cet appui à mon sens les aide de toute évidence.

      Comme le dit Madame Brière à la fin de son entrevue malgré les mécanismes qu’il y a derrière cette « aide liée » cela aide tout de même les pays pauvres. Dans ton cas les pays pauvres auxquels je fais allusion sont les groupes locaux.

      À mon sens il s’agit d’une aide liée qu’on leur apporte mais une chose qui à mon sens est certaine est le fait que les conséquences ne sont pas comparables à celle que ce genre d’aide peut avoir sur les populations des pays pauvres.

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  2. L’emprise des pays colonisateurs en Afrique n’est pas disparue grâce à l’indépendance des pays africains. Elle n’est devenue que plus subtile; elle passe à travers la coopération et l’aide qu’elle leur apporte. Cette aide est fréquemment dite liée, c’est-à-dire qu’elle est conditionnelle à ce que les pays bénéficiaires utilisent cet argent pour acheter des produits provenant du pays donateurs. Telle que l’affirme Coquery-Vidrovitch, l’aide monétaire apportée pour développer ces pays n’est qu’une « subvention déguisée aux exportations des pays fournisseurs : deux-tiers de l’aide britannique est dépensée en Grande-Bretagne » . Cela confirme que les pays impérialistes ont poursuivi leur emprise par l’entremise des entreprises étrangères qui intègrent le marché africain. Cette aide n’a pas pour but de supporter les pays africains dans leur développement, mais bien de conserver leur niveau de dépendance envers les pays donateurs.

    Il est également important de parler des Programmes d’Ajustement structurel souvent imposés aux pays en développement par de grandes institutions internationales, tels que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Ces prêts sous conditions les amènent dans une spirale d’endettement infini qui nécessite, en plus, des transformations structurelles au niveau de leur système gouvernemental et de leur priorité d’action. Finalement, ces prêts les obligent entre autres à ouvrir leurs frontières aux entreprises étrangères, à investir dans des secteurs ayant un grand rendement économique et de ce fait, à réduire leurs dépenses dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux.

    Cette aide liée, tel que l’a mentionné madame Brière, est en fonction des intérêts des donneurs; si elle correspond aux besoins des pays bénéficiaires tant mieux, sinon tant pis. Selon le Conseil canadien pour la coopération internationale (CCCI) « l'aide liée entraîne des coûts de 25 à 30 % plus élevés », ce qui diminue l’incidence de l’aide pour les pays bénéficiaires. Si cette aide n’était plus liée, 90 à 180 millions de dollars pourraient être investi directement sur le terrain . Pour ma part, je conçois le concept de l’aide comme étant supposée apporter des bienfaits aux bénéficiaires, ce qui ne semble pas être une préoccupation des donateurs. Je considère l’aide liée comme une pratique de manipulation et d’opportunisme de la part des États donneurs. Comme le dit Domergue-Cloarec, l’Afrique est plus pauvre aujourd’hui qu’au moment des indépendances . Cette aide n’est rien d’autre qu’un cadeau empoisonné qui rend les pays bénéficiaires dépendant sans véritablement les aider dans leur développement.

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  3. Désolée mes sources ne sont pas apparues, pour une raison obscure!
    Chloé Lamontagne

    1- Catherine, Coquery-Vidrovitch et Henri Moniot. L’Afrique noire de 1800 à nos jours. Paris : Presses universitaires de France, 2005, p.302.
    2- Le Devoir. Le gouvernement fédéral mettra fin à «l’aide liée» d’ici 2012-2013. En ligne. http://www.ledevoir.com/politique/canada/208660/le-gouvernement-federal-mettra-fin-a-l-aide-liee-d-ici-2012-13. Page consultée le 9 avril 2013.
    3- Idem.
    4- Danielle, Domergue-Cloarec, La France et l’Afrique après les indépendances. Paris : Sedes, 1994, p.21.

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  4. J’apprécie ton intervention que je trouve très pertinente car à mon sens elle décrit exactement ce que les faits sont en réalité quant il s’agit de l’aide internationale offerte aux pays en voie de développement.

    Il est vrai qu’en regard du principe de l’aide liée, on constate en effet que les pays donateurs n’ambitionnent aucunement d’apporter leur contribution au développement des pays pauvres. L’aide qu’ils apportent comme on vient de le voir n’est que ponctuelle et sans aucune perspective d’avenir. Cela s’explique car souvent ils ne font pas usage d’une approche durable. Ces pays ne sont pour eux qu’un secteur de plus parmi tant d’autres où ils considèrent qu’ils peuvent tirer des bénéfices. Par conséquent leur intervention dans ces pays ne vise uniquement qu’à satisfaire leur besoin de développement économique.

    Ils utilisent le terme « d’aide » car cela sonne bien dans les oreilles et que c’est beau à entendre. En réalité ils ne font que masquer à travers ce terme, l’action qu’ils mènent envers ces pays. Comme tu le dis si bien l’emprise qu’ils ont sur ces pays n’est devenues que plus subtiles et elle passe effectivement à travers la coopération et l’aide internationale.

    Prenons le cas des pays africains par exemple. Selon moi ces derniers sont les seuls à pouvoir agir s’ils souhaitent réellement se développer. Je ne crois en aucun cas que des étrangers viendront avec une réelle intention de les aider à se développer. Ce projet ne peut venir que d’eux-mêmes.

    On est à une époque où la concurrence entre les pays est féroce. Prenons le cas des pays émergents du BRICS, ils sont une menace pour les pays développés (Amérique du nord, Union européenne) qui craignent que ces derniers finissent par les dépasser sur le plan économique. Cette crainte les pousse entre autres à employer des mesures protectionnistes afin de contrer ce phénomène.

    En ce sens peut-on croire que ces pays développés quand ils prétendent apporter leur aide aux pays sous-développés souhaitent réellement que ces derniers finissent par se développer ? Car si cela se produit ils finiront eux aussi par leur faire concurrence et cela ils en ont bien conscience.


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